Le 28 avril 2023, le centre ressource Zoomacom et ses partenaires institutionnels organisaient un événement fédérateur ouvert à tous les acteurs de la médiation et de l’inclusion numérique du département et aux professionnels des structures sociales et culturelles de la Loire.
À cette occasion, la matinée, à laquelle étaient présentes plus de 130 personnes, a vu se dérouler en lieu et place des traditionnelles plénière et tables rondes, un format de tribunal-théâtre-forum avec le procès de l’Éducation Populaire.
Face aux bouleversements apportés par la diffusion de nouveaux outils, usages et modèles économiques « du numérique », l’Éducation Populaire y était accusée de s’être laissée aller à l’immobilisme, de s’être laisser dépasser, d’avoir dit « je ne mange pas de ce pain là » et d’avoir laissé sur le bord de la route les gens qu’elle s’était fixée comme mission d’aider.
Ce format théâtral a permis d’aborder des sujets sérieux sous une forme ludique. L’usage de la caricature n’a pas consisté à noircir le trait mais à concentrer en quelques personnages des attitudes bien connues.
Les intervenants étaient volontairement « à contre-emploi ». Ou du moins parfois employés comme tels, alors qu’ils et elles auraient tout aussi bien pu, et certains ne s’en sont pas privé, d’intervenir à charge comme à décharge, en utilisant la forme théâtrale pour servir leurs propos. Une façon de rendre visible la complexité du sujet et les paradoxes des structures et organisations dans leurs attitudes face « aux enjeux du numérique ». Car « en même temps » que la réticence face au sujet, des structures (de quartier, Centre Sociaux, MJC…) ont bien mis en place des espaces et des ateliers numériques pour accompagner leurs usagers vers l’autonomie, ou les aider face à leurs difficultés.
D’autres part, certaines réticences étaient et sont toujours justifiées pour des organisations porteuses d’un projet politique et social : le numérique c’est politique ! Ses outils et ses usages ne sont pas neutres et impactent la société. Le solutionnisme et l’efficacité technologique vendus par les industriels et les gouvernements, loin de solutionner, paraissent surtout accroître les difficultés sociales d’une partie de la population. Cette population qui constitue en bonne partie les usagers des structures sociales et d’Éducation Populaire. Et on ne peut pas non plus ignorer les impacts environnementaux du numérique.
Un témoin, directrice d’une maison de quartier, confesse qu’elle ne comprend rien au numérique, qu’elle n’est pas autonome, et puis que ça coûte cher à la structure (le matériel, l’intervention pour l’entretien)… « Si on est pas spécialistes nous-mêmes on ne peut pas aider nos usagers avec leurs problèmes. »
L’avocat de la défense pointe le fait que sa structure s’est, malgré tout, saisie de la question puisqu’elle accueille dans ses murs un Espace Public Numérique.
Un autre témoin, qui exerce dans un tiers-lieu en milieu rural, évoque l’intérêt de son espace ouvert, convivial, multi-activité et multi-générationnel. Il permet d’amener des publics différents (jeunes, séniors) vers plus d’autonomie numérique à travers des pratiques qu’ils et elles n’auraient pas pu essayer autrement comme par exemple l’impression 3D.
Un autre, animateur dans un centre social situé lui aussi en milieu rural, exprime lui sa méfiance : « on doit se protéger de tout ce numérique, le blabla autour du lien social on l’entend partout… L’Intelligence Artificielle ? C’est du pillage des productions des artistes ! On n’arrive pas à gérer internet déjà ! Et nous on devrait faire entrer ça dans nos centres sociaux ! Il faut se préserver de tous ces écrans ! »
Un témoin de l’accusation, responsable d’une fédération départementale d’Éducation Populaire, avertit qu’il « porte ici une accusation grave contre ma propre maison » car il doit bien reconnaître que pendant des années ses attitudes face au numérique et à ses enjeux s’est caractérisée par « 4M » : la Méconnaissance, la Méfiance, le Mépris et le Manque d’anticipation. Que c’est un pan entier de la société qui a été ignoré par l’Éduc Pop pendant ces années. Ces attitudes se renforçant les unes les autres dans un cercle vicieux. Parfois par le fait de dirigeants issus de l’Éducation Nationale, qui en avaient gardé de vieux réflexes, l’informatique remettant en cause les formes traditionnelles de pédagogie. Parce qu’on méconnaît, on manque de maîtrise et de formation. Parce qu’on ne maîtrise pas, on dénigre. Jusqu’à ce qu’on admette que c’est indispensable et qu’il faut bien s’y mettre… Avec alors les réflexes classiques de vouloir contrôler et maîtriser, de manière pyramidale. Car le numérique c’est l’accès à l’information, et l’accès à l’information c’est un enjeu de pouvoir.
Mais un autre témoin explique la lenteur des réactions : l’évolution de nos mentalités et de nos connaissances, c’est à la vitesse des plaques tectoniques, le clic c’est à la vitesse de l’électronique. Le différentiel est énorme, pour aborder ces changements radicaux dans les relations, quand bien même le numérique permet de s’ouvrir sur des archipels d’acteurs.
Nos métiers ont été construits sur la culture du travail en silo. S’adapter à la transversalité et l’interconnexion c’est aussi un problème cognitif, d’acculturation.
Un autre témoin évoque aussi la difficulté, pour les acteurs de l’Éduc Pop et de la médiation numérique, posée par des terminologies trop larges et trop vagues : on parle beaucoup des outils alors que le numérique c’est aussi un modèle de société et des modèles économiques qui ont changé la donne. En plus de la question de l’outil (à s’approprier), il y a la question du modèle de société. L’Éduc Pop n’a pas compris à temps les modèles de société et les modèles économiques qui accompagnaient la transformation numérique.
Un autre témoin propose d’ajouter un 5e grand M à l’analyse : la Mutualisation, ratée. Notamment pour se donner les moyens, s’équiper, développer ses propres outils – de diffusion notamment. Les structures d’Éduc pop ne se sont pas appuyées sur les développeurs de logiciels libres pour créer leurs propres médias, même s’il y a pu y avoir des petites tentatives à l’échelle d’individus.
Un autre témoin de l’accusation enfonce le clou : ce ne sont pas les Techs Bros de la Silicon Valley et la Start-Up Up Nation qui ont tué la médiation numérique, ce sont bien les acteurs de l’Éduc Pop qui l’ont refusée. C’est parce que les structures de l’Éduc Pop ont trainé les pieds qu’aujourd’hui qu’on a des « solutions » vendues par la Start-Up Nation. Et de rappeler que ce n’est pas non plus la Start-Up Nation qui a tué la M@ison de Grigny.
Le même témoin déclare qu’on retrouve les valeurs de l’Éducation Populaire dans des grands projets numériques comme Wikipedia, OpenstreetMap et le Logiciel Libre. Un autre témoin développe : l’usage des technologies numériques constituent un outil majeur pour faire évoluer le système éducatif en renouvelant profondément les modes d’enseignement et d’organisation pédagogique. La coopération, la co-éducation et l’accès aux savoirs, qui plus est à des savoirs construits collectivement, ont depuis toujours été des objectifs des mouvements d’Educ’ Pop. L’Educ’ Pop en rêvait, Wikipedia l’a fait. Et bien que l’on puisse débattre sur la revendication (ou non) de la plus grande encyclopédie en ligne à un mouvent d’Éduc’ Pop, elle est une preuve tangible de la puissance du numérique en termes d’idéal de coopération et de partage de cultures entre les humains.
Un témoin, membre d’un collectif associatif, propose d’ajouter un 6e thème et un sixième grand M dans l’approche de ce procès : les Moyens. Les subventions sont centrales dans nos modèles économiques. Et quelles sont leurs évolutions ? Les formats ont évolué, de mensuel, à annuel, à ponctuel. Comment avoir une vision à long terme avec des financement fluctuants ? Des évolutions qui conduisent à de la rivalité et moins de mise en complémentarité. Des voisins, des échanges ? Non : des dossiers !
Et l’avocat de la défense de rappeler que dans ce contexte les structures doivent fonctionner par projets. Hors la structure est déjà un projet ! Faut-il toujours rajouter des « projets », de « petites idées », à ce qui est déjà une grande idée ?
Le Procureur pointe un autre problème : le lien entre numérique et transition écologique.
Si un témoin s’enthousiasme pour ce que le numérique permet de remplacer dans le monde physique (le papier, les déplacements…), un autre rappelle que le numérique n’est pas propre. Des écosystèmes entiers sont détruits et sont le prix et la conséquences de la transition numérique. Et il pose la question : l’Éduc Pop l’a-t’elle bien compris maintenant qu’elle s’empare des outils et du sujet, ou bien va-t’elle surfer sur la vague du numérique sans se poser de questions ?
Une voix s’élève de la salle : on accuserait maintenant l’Éduc Pop d’ignorer les enjeux écologiques du numérique alors qu’elle en réaliserait enfin d’autres enjeux sociaux ? Ou bien on la mettrait à nouveau en position de méfiance ? Comment faire pour s’adapter aux besoins de nos publics si on doit prendre une posture de « le numérique c’est mal parce que c’est les GAFAM et le capitalisme » ?
Le témoin affirme que l’Éduc Pop s’est emparé de ce sujet : si aujourd’hui on a un modèle économique qui pousse les gens à la consommation, l’Éduc Pop peut expliquer les aspects techniques et matériels : comment la technologie est créée, faire comprendre les chaînes de production et la fabrication « du numérique », son impact, l’obsolescence programmée… Et le rôle des entreprises qui nous vendent des solutions verrouillées, sur lesquelles ont n’a pas le contrôle…
Pour au final encourager les publics à faire des choix en connaissance de cause et peut-être s’émanciper de l’injonction à la consommation.
Le Procureur pointe encore un autre problème : le rôle du numérique au service de la gouvernance des structures d’éducation populaire.
Un témoin, administrateur d’une MJC, raconte sa désillusion : il avait pensé que le numérique allait aider à plus d’horizontalité, mais ça ne fonctionne pas. Si les outils numériques permettent des formes de collaborations, celles-ci ne sont pas forcément mises en action par les personnes. Malgré la formation, il y a des freins bien humains.
Et puis les gens qui font de l’Open Source et qui donnent des trucs gratuits ? C’est libre peut-être mais des fois c’est incompréhensible, c’est moche ! Pourquoi se prendre la tête à changer de moteur de recherche pour des résultats mal classés alors que Google c’est plus simple ?!
Un autre témoin pose la question de la relation employeur/employé. Le bilan des salariés est individuel, il n’y a pas de retour sur le collectif, sur la « réussite du collectif ».
Un autre témoin ne s’avoue pas vaincu. Pour elle, qui a toujours grandi avec le numérique, on doit l’envisager comme outil de la démocratie : dans l’accès à l’information, dans les possibilités d’expression qu’il offre. Le numérique est à l’image de la société. Dans son collectif associatif, on y réfléchit ensemble, l’outil est au service d’une gouvernance : pour que les personnes qui prennent les décisions soient les personnes qui font. Le processus est aussi important que le résultat : choisir, adopter, adapter… les outils que l’on a décidé nous-mêmes d’utiliser, ou pas, au service de notre projet. Et pas les outils par défaut du « numérique capitaliste ».
Pour l’avocat de la défense enfin : on se trompe de cible quand on accuse l’Éducation Populaire.
Celle-ci accompagne le citoyen à s’émanciper dans la société telle qu’elle est. Par nature, elle s’arme pour répondre aux difficultés des publics quand ceux-ci ont exprimé leurs problèmes/souffrances, etc. Et d’autre part, elle intervient là où le service public ou le service capitaliste n’agissent pas.
Au final, le public qui fait aussi office de jury semble d’accord avec lui et se montre clément avec l’accusée dans son verdict rendu sous forme de vote… attesté par électronique (via le logiciel Votar).
Les suites du procès
Pour développer sous une autre forme une partie des points évoqués lors du procès de la matinée, des ateliers étaient organisés l’après-midi :
- Le numérique, levier de changement vis-à-vis de la commande publique ? Animé par Thomas Benoît, de la Fabrique de la Transition.
- Le numérique : Créateur de lien social ? Animé par Christian Combier
- Quelles méthodes et quels outils pour viser une sobriété numérique ? Animé par Franck Besson de la Ligue de l’Enseignement.
- S’inspirer des modes de collaboration et de gouvernance du web ? Animé par Yoann Duriaux.
Le Village des Initiatives
En parallèle, pendant la pause méridienne et toute l’après-midi, des acteurs du département présentaient dans leurs espaces dédiés du « Village des initiatives » des actions et projets en lien avec la thématique de la journée.
Vous pouvez retrouver en ligne les fiches de présentation de ces actions, sur le wiki de la médiation numérique de la Loire: Découvrir les projets présentés au Village des Initiatives